Alors que les gouvernements et le public se réunissent à Tiohtià:ke (soi-disant Montréal) dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité, les peuples autochtones nous rappellent leur longs antécédents en matière de gestion durable d’écosystèmes divers et abondants, comme c’est le cas pour le peuple Anishnabe de la réserve faunique La Vérendrye.
D’aussi loin qu’on se souvienne, les Anishnabe sont les gardiens de la terre dans et autour de la réserve faunique La Vérendrye près de Val D’or, au Québec. Ils ont acquis des connaissances écologiques traditionnelles complexes sur les besoins de la terre et de ses habitants. Ils comptent particulièrement sur l’orignal pour se nourrir sainement, se vêtir et leurs cérémoniaux.
Au cours des 15 dernières années, la communauté a constaté un déclin marqué de la population d’orignaux. Une étude réalisée par le gouvernement québécois montre que le nombre d’orignaux dans le parc a chuté de 35 % au cours des 12 dernières années. Le gouvernement n’a pas pour autant pris les mesures nécessaires pour y remédier. En réaction à ce déclin choquant d’une population autrefois stable, les communautés Anishnabe du parc et des environs se sont réunies et ont mis sur pied le Comité Anishnabe de l’orignal en 2021. Ce dernier a réalisé l’étude la plus complète à ce jour sur la population d’orignaux de la région. Le rapport pointe du doigt la chasse sportive, l’exploitation forestière et le changement climatique comme étant les causes de l’effondrement de la population.
Ce déclin brutal de la population d’orignaux soulève un certain nombre de questions, à savoir quelles forces économiques, politiques et sociales y ont contribué? Qu’allons-nous faire maintenant? Cette analyse explore le rôle que la foresterie, l’exploitation minière, la chasse sportive et la gestion des ressources par les gouvernements coloniaux ont joué sur cet écosystème, sur les orignaux et sur les gens qui y vivent depuis des millénaires.
L’orignal, l’histoire des Anishnabe et la colonisation du parc La Vérendrye
Le parc faunique La Vérendrye, qui s’étend sur 12 000 kilomètres carrés à 300 kilomètres au nord-ouest de Montréal, se trouve sur des terres algonquines Anishnabe non cédées. En effet, le parc a été créé dans les années 1950 sans aucun traité ou accord avec les Anishnabe lorsque l’autoroute 117, reliant Mont Laurier et Val d’Or, a été construite pour ouvrir la région au tourisme et à la chasse sportive. Dans le cadre de ce processus, le gouvernement du Québec a déplacé les communautés Anishnabe vivant sur le territoire, leur interdisant de s’établir, de chasser, de piéger, de pêcher dans un rayon de dix milles de l’autoroute. Il a réservé un minuscule terrain de 59 acres pour créer la réserve algonquine du lac Barrière. Selon le rapport du Comité Anishnabe de l’orignal, « le gouvernement et l’industrie ont voracement extrait les ressources de nos territoires, pris à nos communautés et à nos terres et fait du tort à l’orignal, tout en offrant très peu en retour ». « On estime que 100 millions de dollars sont soutirés chaque année de leur territoire traditionnel en revenus d’exploitation forestière, d’hydroélectricité, de pêche et de chasse sportive. Mais, les Algonquins n’en voient pas un sou», a écrit Shiri Pastenak.
La chasse excessive nuit à l’orignal
En ce qui concerne le gouvernement du Québec, le parc devait généralement être une source de revenus provenant de la chasse. Il n’avait pas à gérer les écosystèmes ou les orignaux qui y vivent. La vente de permis de chasse a contribué à payer les coûts de construction et d’entretien de l’autoroute 117. En 1964, 14 ans seulement après l’établissement du parc, le gouvernement québécois a lancé un projet pilote, en accord avec la communauté algonquine du lac Barrière, dans le cadre duquel il ouvrait le parc à la chasse à l’orignal pendant cinq ans. Le gouvernement du Québec a ensuite prolongé ce projet à 15 ans sans consultation ni consentement du lac Barrière. Il a commencé à accueillir de riches chasseurs américains et à affecter des gardes-chasse. En 1979, le gouvernement du Québec a unilatéralement désigné La Vérendrye comme une réserve faunique, ce qui, contre-intuitivement, a ouvert la voie à l’exploitation forestière et à la chasse par les colons.
L’accent mis sur les revenus affecte la façon dont le gouvernement du Québec gère la population d’orignaux. Selon l’étude Anishnabe, le gouvernement vend trop de permis dans le but d’attirer les chasseurs hors province et internationaux en provenance des États-Unis et d’Europe. Afin de créer une « offre favorable » pour les chasseurs sportifs, la stratégie en matière de gestion de l’orignal du Québec permet de chasser un certain nombre de femelles dans les aires fauniques selon un système de loterie, même dans les zones aux années de chasse restrictives (mâles seulement). Selon le rapport du CAO, [ce cadre économique de « l’offre et de la demande » (où l’offre est constitués par les occasions de chasse à l’orignal et la demande par les intérêts des chasseurs sportifs) prime sur l’entendement des besoins et des droits de l’orignal et des Anishnabeg].
Maintenir la stabilité de la population d’orignaux sert à la fois les intérêts des Anishnabe et ceux des chasseurs sportifs. L’affaissement de la population d’orignaux dû à des pratiques de gestion basées sur les revenus éventuels issus de l’octroi des permis et du tourisme plutôt que sur l’écologie nuit au potentiel de chasse futur. L’orignal joue également un rôle essentiel dans le système écologique et son déclin pourrait avoir des répercussions sur les plantes, les herbivores et la stabilité de l’écosystème dans la forêt. Plus important encore, l’orignal est une espèce culturelle essentielle dont les Anishnabe dépendent pour leur alimentation, leurs vêtements et leurs cérémonies.
L’exploitation forestière et les autres activités extractives jouent un rôle important
Le gouvernement autorise la coupe à blanc à grande échelle dans le parc sans consulter les Anishnabe, même si plusieurs d’entre eux vivent dans les limites du parc. L’étude du CAO détaille les impacts de la déforestation à grande échelle par Résolu et d’autres exploitations forestières. Celles-ci affectent la quantité et la qualité de leur nourriture, perturbent et stressent les orignaux et changent leurs habitudes de déplacement, réduisent leur habitat et leur couverture protectrice, altèrent l’équilibre de l’écosystème (nombre d’autres herbivores, petits animaux, etc.) et déstabilisent l’aire aquatique et les habitats des zones humides dont dépendent les orignaux.
Selon un article de Shiri Pastenak, dans les années 1980, plus de trente-huit compagnies forestières détenaient des concessions sur le territoire des Algonquins du lac Barrière. Produits forestiers Résolu est l’une des plus grandes sociétés forestières titulaire d’un permis dans le parc.
L’épouvantable bilan de Produits forestiers Résolu
Résolu pratique l’exploitation forestière industrielle dans le parc depuis longtemps. En 2013, la communauté a demandé, et établi, un camp de protection des terres pour mettre fin aux pratiques de coupe à blanc de Produits forestiers Résolu. Waba Moko, Anishnabe et co-auteur du rapport du CAO, confirme que Produits forestiers Résoluopère à La Vérendrye au moment de la rédaction de ce blogue.
Ce n’est pas la première fois que Résoluest impliqué dans une exploitation forestière qui a de graves répercussions sur les peuples autochtones, leurs moyens de subsistance, leurs traditions et leur santé. Résolu, autrefois AbitibiBowater, est l’une de deux sociétés forestières responsables de la coupe à blanc et de la contamination au mercure chez les Premières Nations de Grassy Narrows. Pendant des années, l’entreprise a exploité le territoire traditionnel de Grassy Narrows dans la forêt Whiskey Jack, située dans le nord-ouest de l’Ontario, sans le consentement de la communauté, ce qui a donné lieu à l’un des plus longs blocus de l’histoire du Canada. En 2008, Résolu a renoncé à son permis dans la forêt Whiskey Jack au milieu d’une tempête de publicité négative et de la résistance de la communauté. La Cour Suprême a jugé que Résolu et Weyerhaeuser demeurent responsables du nettoyage du site de Grassy Narrows, contaminé par le mercure.
Selon Greenpeace, [Résolu, l’une des plus grandes entreprises d’exploitation de la forêt boréale canadienne, se présente comme une entreprise « durable ». Cependant, derrière ces prétentions se cachent des pratiques forestières non durables, des infractions à la réglementation, une incapacité à protéger les espèces menacées, un mépris des droits et des communautés autochtones et des produits « verts » qui ne méritent pas ce nom]. Le rapport de Greenpeace révèle que les opérations « durables » de Résolu ont également fait l’objet de plus d’un million de dollars en amendes découlant de ses pratiques forestières au Québec entre 2003 et 2013 seulement, ce qui en fait l’opérateur le plus sanctionné dans la province.
Mauvaise gestion du ministère des Forêts
Les mauvaises pratiques de Résolu et d’autres entreprises de l’industrie forestière sont permises par une culture de mauvaise gestion du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) du Québec. Une enquête indépendante initiée par l’Ordre des ingénieurs forestiers a révélé une culture d’ingérence politique, de décrets incohérents, de manque de responsabilité et de pression exercée par l’industrie sur le MFFP. Tous les décrets internes au sein du ministère sont alignés pour servir au mieux les intérêts de l’industrie, même lorsqu’une entreprise ne respecte pas les réglementations environnementales. Dans une lettre ouverte, 67 scientifiques ont appelé à la création d’un organisme indépendant chargé de gérer l’état de la forêt, affirmant que « le parti pris apparent du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) en faveur de l’industrie forestière suggère que les autres dimensions de la gestion forestière sont négligées ». À la lumière de ces découvertes, Greenpeace a demandé la tenue d’une enquête parlementaire sur le ministère.
Les Anishnabe protègent l’orignal et leur territoire depuis des siècles
En ce qui concerne les Anishnabe, les menaces qui pèsent sur l’orignal sont aussi des menaces à leur souveraineté et à leur mode de vie. « Quand on pense à l’histoire de l’orignal et de mon peuple, nous remontons très, très loin dans le temps. La souveraineté était le mode de vie qui nous soutenait. Les orignaux nous ont gardés en vie, nous ont procuré de la nourriture, un abri, des vêtements, des mukluks, des vêtements pour bébés, des mocassins et des tambours. Ils nous donnent cérémonial, économie, éducation, histoire… en gros : une façon de vivre. Tout comme ils nous protègent et subviennent à nos besoins, nous devons faire de même pour eux », a déclaré Waba Moko, coordonnateur de l’étude sur l’orignal.
Au fil des ans, les communautés Anishnabe ont établi plusieurs camps de protection autour de la réserve faunique La Vérendrye pour sensibiliser la population et prévenir les activités de coupe à blanc et d’exploitation minière et les dommages qu’elles causent à la terre, à l’eau, à la faune et à leur mode de vie. En 2013, la communauté a réclamé la fin des pratiques de coupe à blanc de Produits forestiers Résolu, autorisées par le gouvernement du Québec. En 2016, elle a à nouveau établi un camp de protection des terres pour protester contre l’exploitation minière autorisée par la société Copper One, basée à Toronto, sans son consentement. De nouveau en 2020, les défenseurs des terres Anishnabe ont mis en place des points de contrôle dans tout le parc pour mettre fin à la chasse à l’orignal et exiger la mise en œuvre de mesures gouvernementales pour protéger l’orignal, ce qui a abouti à un moratoire sur la chasse à l’orignal qui viendra à échéance à la fin de 2022.
Le rapport du CAO fait ressortir ce que les Anishnabe savent depuis des centaines d’années, à savoir nous ne pouvons pas faire passer le profit avant nos ressources communes. Le déclin de la population d’orignaux est la dernière victime de siècles de dommages écologiques causés par des pratiques forestières, minières et de chasse à but lucratif autorisées par nos gouvernements. Vivant sur la terre, les Anishnabe comprennent l’interdépendance entre l’orignal, la forêt, les zones humides et les autres êtres vivants qui dépendent les uns des autres. Les innombrables efforts qu’ils déploient pour protéger la forêt et l’orignal sont un autre exemple de communautés autochtones en première ligne qui résistent au colonialisme, protègent la terre et l’eau, et mettent un terme à la perte de biodiversité face aux industries extractives qui opèrent sans contrôle. Qu’il s’agisse des défenseurs des terres Anishnabe ou des blocus de Grassy Narrows, les peuples autochtones nous rappellent que le colonialisme est la cause de la perte de biodiversité et que les peuples autochtones doivent faire partie de la solution.
Qu’allons-nous faire maintenant?
L’un des principaux messages du récent rapport du Comité Anishnabe de l’orignal est que le savoir traditionnel Anishnabe est un élément essentiel de la protection de l’orignal.
Le moratoire sur la chasse à l’orignal, résultat du blocus de 2020, prendra fin cette année et les défenseurs des terres Anishnabe demandent qu’il soit prolongé et qu’il en soit fait des opérations forestières dans le parc. À travers le récent rapport, les communautés ont réitéré que tout futur plan de gestion de l’orignal doit être mis au point aux côtés des Anishnabe, en intégrant leur savoir.
En particulier, le rapport recommande :
- L’arrêt immédiat de toute exploitation forestière dans le parc La Vérendrye.
- Le maintien et l’application du moratoire sur la chasse sportive à l’orignal pour une période supplémentaire de deux à cinq ans.
- Qu’une étude complète et multiméthodes soit menée, élaborée et mise en œuvre conjointement avec le peuple Anishinabe et qu’elle s’appuie sur son savoir.
- L’inclusion des voix des Anishnabe vivant sur leurs territoires familiaux traditionnels dans le processus de négociation en cours entre le gouvernement du Québec et le Conseil tribal de la Nation algonquine Anishinabeg et dans l’élaboration d’un plan de gestion de l’orignal.
Nous vous invitons à soutenir leur appel à l’action, à faire un don pour les futures recherches menées par la communauté et à être solidaires des Anishnabe pour protéger l’orignal, la forêt et les droits des Anishnabe pour les générations actuelles et futures.